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Deux mois plus tard. Nashville, Tennessee
Dimanche 14 décembre
19 heures
La flaque vermillon étincelait sous les éclairages halogènes. Le liquide était sur le point de geler : il pâlissait à mesure que la glace se figeait. Juste au-dessous de la surface, de petits cheveux dessinaient des marbrures noires dans le sang.
La jeune femme était nue et couverte de contusions mauves. Elle gisait sur son flanc droit, face à la colline qui montait vers le Capitole. Ses longs cheveux noirs coulaient autour d'elle comme un ruisseau sale. Son visage était d'une pâleur fantomatique, ses lèvres cramoisies. On aurait dit une princesse de conte de fées enfermée dans un cercueil de verre. Mais ce n'était pas une pomme empoisonnée qui l'avait expédiée dans l'au-delà. Elle avait été jetée comme un déchet sur la dalle de marbre. Son corps nu s'arc-boutait autour du mât central. Autour de ce dernier, les petits drapeaux claquaient au vent comme pour protéger la victime. Sa jambe gauche s'étalait en un angle peu naturel, et son pied couvrait un des spots encastrés dans le marbre pour éclairer le monument.
En s'approchant, on découvrait la grande entaille au couteau qui traversait sa gorge. Elle luisait, béante, révélant des zones rouge bordeaux, presque noires par endroits, et des reliefs de cartilage et d'os.
Taylor leva un sourcil. Ah, les joies de la brigade des homicides ! Elle s'entoura de ses bras, se balança d'un pied sur l'autre. Elle portait une veste en peau de mouton descendant à mi-cuisses, un gros pull à torsades, un jean, des moufles et une écharpe, mais le froid réussissait à s'infiltrer par de minuscules interstices et à lui glacer le sang. Le temps sentait la neige. Les températures stagnaient au-dessous de zéro depuis plusieurs jours, et l'atmosphère était dense. Le ciel était carrément pâteux. Taylor gratta le sol du bout de sa chaussure.
Attendre... Elle était fatiguée d'attendre. Il lui semblait qu'elle passait sa vie entière à regarder sa montre et à s'intimer l'ordre de patienter quelques minutes, quelques heures, quelques jours.
Le médecin légiste va arriver d'une minute à l'autre...
Il faisait trop froid pour rester immobile. Taylor étira ses bras en direction du ciel et sentit un nerf se dénouer sous son omoplate droite. Elle était trop tendue, et le froid n'aidait pas à la décontraction. Elle fit quelques pas dans la nuit, heureuse de s'éloigner de l'odeur fétide de la mort. Quand l'air froid s'engouffra dans ses narines, une douleur lancinante envahit son crâne et ses yeux se remplirent de larmes. Elle s'éloigna le long du mur en granit qui bordait l'amphithéâtre, puis se retourna pour embrasser la scène du regard.
L'esplanade du Bicentenaire de Nashville constituait un cadre somptueux pour un meurtre. Inauguré en 1996 pour les deux cents ans de l'Etat du Tennessee, le monument n'avait jamais eu le succès escompté par les élus municipaux. C'était néanmoins un agréable lieu de promenade, parfait pour les pique-niques ou un jogging matinal. La nuit, l'endroit était désert. Autour du cadavre, uniquement des voitures de patrouilles bleues et blanches aux gyrophares encore allumés. Mais cela changerait dès que les médias auraient vent de l'affaire. Et de l'état de la victime. Qui était, selon toute vraisemblance, la quatrième d'une série.
Les camionnettes de la télévision nationale continueraient d'encombrer les rues du centre-ville, à l'affût d'un nouveau meurtre ou d'un faux pas de la police. Après deux mois passés sous le regard constant des médias, tout le monde était à bout de nerfs. Trois familles avaient été anéanties—et, avec la dernière victime, cela ferait quatre. Taylor avait passé plus de nuits sans sommeil qu'elle n'en pouvait compter.
L'extrémité sud de l'esplanade, où se trouvait le corps, était occupée par un monument au drapeau du Tennessee. Dix-huit drapeaux, divisés en deux groupes de huit petits et un grand, étaient disposés de part et d'autre d'une allée en marbre. Ils volaient joyeusement au vent glacé, indifférents à la scène sordide qui s'étendait à leurs pieds. C'était peut-être normal, après tout. Le Tennessee avait été surnommé « l'Etat des volontaires » en raison du grand nombre d'hommes qui s'étaient engagés lors de la guerre de Sécession. Son drapeau avait été dessiné par un dénommé LeRoy Reeves, du troisième régiment d'Infanterie. Le tissu rouge cramoisi, rehaussé de trois étoiles blanches, rappelait le sang et les os étalés à la base de son mât.
Si on aimait les cartes postales de l'Enfer, c'était un tableau magnifique. Le quatrième en son genre depuis que le tueur surnommé « Blanche-Neige » était ressorti de son antre et avait recommencé à tuer.
Taylor porta son regard au-delà du cadavre et des drapeaux, au-delà du petit pont à chevalets, vers la colline aux pelouses impeccablement entretenues, au sommet de laquelle s'élevait le bâtiment du Capitole. Sa silhouette néo-classique luisait dans l'obscurité. De l'autre côté de cette colline s'étendait le cœur de la ville. Sa ville. Sous sa responsabilité. Taylor se détourna et continua à marcher.
Le tueur ne faisait pas dans la discrétion. Tout avait été organisé pour attirer l'attention sur le meurtre. Il avait déposé le corps à deux pâtés de maisons de Channel 5 et à quatre des bureaux de la police. Grâce aux carrefours giratoires de part et d'autre de l'esplanade, il avait dû se glisser dans le parc, y déposer le corps et repartir tout droit en direction du James Robinson Parkway. Taylor s'étonnait que la chaîne locale de CBS ne soit pas déjà sur les lieux.
Un flocon de neige passa devant ses yeux, d'une fragilité et d'une beauté envoûtantes. Comment quelque chose d'aussi magnifique pouvait-il provoquer un tel chaos ? On prévoyait une trentaine de centimètres de neige dans les zones les moins élevées autour de la ville, et jusqu'à quarante-cinq sur le plateau. Dans quelques heures, toute l'agglomération serait probablement paralysée.
Pour couronner le tout, dans un peu moins de cent vingt heures, c'est-à-dire cinq petits jours, Taylor avait rendez-vous à la cathédrale Saint-George. Pour son mariage.
En soupirant, elle repartit vers le cadavre et consulta sa montre. Le médecin légiste aurait dû être arrivé depuis un moment. Elle avait bien envie de faire enlever le corps. De rentrer se mettre au chaud. De se reposer. De faire ce qu'il fallait pour que, le grand jour, tout se passe comme prévu. S'il faut reporter, ce ne sera pas la fin du monde, dit une petite voix en elle. Comment veux-tu te marier et partir en lune de miel au beau milieu de la plus grande affaire de meurtres depuis des décennies ?
Taylor vit passer au loin une camionnette de télévision, sa parabole pointée vers le ciel comme l'aileron d'un requin. Sans doute les journalistes voulaient-ils tenter d'avoir une vue d'ensemble de la scène de crime. Ils allaient prendre le James Robinson Parkway puis se faufiler derrière l'esplanade à l'intersection de Charlotte et de la 6e Rue. Plus moyen d'attendre.
A l'instant où elle sortait son portable de la poche de son manteau, une camionnette blanche portant une inscription discrète se gara devant l'esplanade. Le médecin légiste. Enfin !
Taylor referma son téléphone et traversa la pelouse à grands pas. Elle bondit jusqu'à la portière avant gauche et fit signe au conducteur de baisser la vitre. Le Dr Samantha Loughley, médecin légiste, s'exécuta, et Taylor rentra sa tête dans la chaleur de l'habitacle. Un pur bonheur.
— Pousse-toi, Taylor.
D'une main calée sous le menton de Taylor, Samantha repoussa son visage hors de la voiture. Puis elle mit la boîte de vitesses au point mort et sortit à son tour. Emmitouflée dans une veste en laine polaire noire, des bottes doublées en tissu thermique et un cache-oreilles en fourrure rose, elle lança un hochement de tête à Taylor.
— Elle est où ?
— Au pied du grand drapeau. Mais avant de commencer, je te conseille de t'avancer jusqu'au bout de l'esplanade pour avoir une vue d'ensemble. C'est assez magnifique, dans le genre.
— Tu es horrible. On a des infos sur son identité?
— Aucune. Elle est nue, pas de sac à main ni de vêtements. Dis donc, tu crois vraiment qu'il va neiger autant qu'ils le disent?
— Trente ou quarante centimètres au minimum, à ce que j'ai entendu, répondit Sam en lui faisant un clin d'œil.
Puis elle s'éloigna en direction du corps. Taylor la suivit, extrêmement préoccupée. Des images défilaient devant ses yeux : aéroports fermés, chasse-neige échoués au bord des routes, traiteurs privés d'électricité. Pourquoi éprouvait-elle un tel soulagement à l'idée de repousser son mariage ? De toutes façons, ma fille, ça ne va pas marcher. Il pourrait tomber trois mètres de neige, en cinq jours tout serait rentré dans l'ordre.
— N'empêche qu'ils se plantent tout le temps, à la météo. Ils sont connus pour ça, pas vrai, Sam ?
Et si la neige attendait jeudi pour commencer à tomber... Samantha n'écoutait plus. Elle venait d'apercevoir le corps de la victime. Elle se raidît et s'arrêta net.
Taylor mit la main sur l'épaule de sa meilleure amie et oublia pour l'instant ses problèmes personnels.
— Je sais, dit-elle. Ça m'a fait le même effet.
— Ouah... En tout cas, on dirait bien qu'il s'agit du même type.
Sam s'agenouilla près du corps et scruta le visage de la jeune morte.
— Il met les bouchées doubles, dit Taylor. Il ne l'a pas simplement déposée ici. Vu la quantité de sang, je te parie qu'il l'a tuée sur place.
— Et il n'y a pas très longtemps, en plus.
Sam tendit la main vers son sac. Taylor, qui savait ce qui allait suivre, s'éloigna de quelques pas pour la laisser faire son travail.
Il n y eut un petit bourdonnement, et elle fut brusquement éblouie par les spots d'une camionnette de télévision. Elle s'excusa auprès de Sam et alla empêcher les cameramen d'approcher. Avec chaque nouveau meurtre, les journalistes devenaient de plus en plus effrontés, mais Taylor n'avait aucune intention de les laisser saboter l'enquête avec leurs suppositions.
— Bingo, dit Sam à mi-voix dans son dos.